Léon-Gontran Damas, pilier de la Négritude

Publié le 25 Novembre 2011

http://www.grioo.com/images/rubriques/6/7710.jpgAux côtés du martiniquais Aimé Césaire et du sénégalais Léopold Sédar Senghor, il convient d'inscrire au panthéon des chantres de la négritude le guyanais Léon-Gontran Damas, qui épousa leur destin et leurs idéaux... De la même manière que ses deux illustres congénères, Léon-Gontran Damas s'illustra à la fois dans le domaine de la littérature et dans celui de la politique. Revenons sur le parcours de celui qui à travers ses poèmes et ses engagements politiques fut incontestablement l'un des fers de lance du mouvement de la négritude. C'est le 28 mars 1912 que voit le jour à Cayenne Léon-Gontran Damas, il est le dernier-né d'une fratrie de cinq membres, fruit du mariage d'un mulâtre européen-africain et d'une métisse amérindienne-africaine. Lorsqu'en 1913, sa mère décède, son père le confie avec ses frères et soeurs à sa soeur Gabrielle Damas, que l'on retrouvera souvent dans les recueils de poèmes de Léon Gontran-Damas sous les traits de « Man Gabi ». C'est une éducation bourgeoise qui sera donnée au jeune Léon-Gontran, qui ne prononce pas la moindre parole avant l'âge de 6 ans. En 1924, Léon-Gontran Damas quitte la Guyane pour la Martinique afin d'y étudier au lycée Victor Schoelcher, c'est là, sur les bancs du lycée qui porte le nom du martiniquais à qui l'on doit la loi d'abolition de l'esclavage en 1848, qu'il va faire la connaissance d'Aimé Césaire.

 

En 1928, Léon-Gontran Damas traverse l'Atlantique pour débuter des études secondaires au lycée de Meaux, puis s'installe l'année suivante à Paris pour y étudier le russe et le japonais à l'Ecole des langues orientales (qu'il quitte rapidement, taxant ses professeurs de racisme), et en parallèle le droit et la littérature. Il ne tarde pas à faire la connaissance de Léopold Sédar Senghor, lequel rencontre à son tour Aimé Césaire dans les couloirs du lycée Louis-le-Grand. Ensemble, les trois étudiants décident de fonder une revue dont le maître-mot sera d'oeuvrer à l'émancipation de la condition noire : c'est l'acte de naissance de l'Étudiant noir, dont le premier numéro paraît en 1935, et qui constitue l'étendard des premières heures du mouvement de la négritude, terme dont la paternité incombe au martiniquais Aimé Césaire.

 

En 1937 paraît Pigments, le premier recueil de poèmes de Léon-Gontran Damas, publié à compte d'auteur et préfacé avec enthousiasme par Robert Desnos. L'année suivante est publié Retour de Guyane, dont on peut imaginer que le titre influencera Césaire pour son Cahier d'un retour au pays natal. Suivront comme recueils de poèmes Graffitis en 1953, Black Label en 1956 et Névralgies en 1966. Sur le plan des activités politiques de Léon-Gontran Damas, nous retiendrons qu'il occupe de 1948 à 1951 le siège de député de Guyane sur les bancs de la SFIO. Par la suite, Léon-Gontran Damas parcourt le monde afin de donner des conférences sur des questions ayant trait à la condition noire et au colonialisme, les idées qu'il distille peuvent être rapprochées de celles du penseur radical martiniquais Frantz Fanon, qu'il rencontre en 1959 à Rome au Congrès des Ecrivains et Artistes noirs. De 1964 à 1969, il exerce des fonctions de délégué auprès de l'UNESCO pour la Société Africaine de Culture. À partir de 1970, Léon-Gontran Damas s'installe aux États-Unis où il devient professeur et conférencier dans diverses grandes universités, jusqu'à sa mort qui survient le 22 janvier 1978. Le retour de ses cendres en Guyane en septembre 1978 donne lieu à des cérémonies en grande pompe dans le cadre de la « semaine Culturelle Léon-Gontran Damas » décrétée pour l'occasion.



Anthologie 


 

1. - Solde    

                                                   Pour Aimé Césaire

 

J'ai l'impression d'être ridicule

dans leurs souliers

dans leur smoking

dans leur plastron

dans leur faux-col

dans leur monocle

dans leur melon

 

J'ai l'impression d'être ridicule

avec mes orteils qui ne sont pas faits

pour transpirer du matin jusqu'au soir qui déshabille a

vec l'emmaillotage qui m'affaiblit les membres

et enlève à mon corps sa beauté de cache-sexe

 

J'ai l'impression d'être ridicule

avec mon cou en cheminée d'usine

avec ces maux de tête qui cessent

chaque fois que je salue quelqu'un

 

J'ai l'impression d'être ridicule

dans leurs salons

dans leurs manières

dans leurs courbettes

dans leur multiple besoin de singeries

 

J'ai l'impression d'être ridicule

avec tout ce qu'ils racontent

jusqu'à ce qu'ils vous servent l'après-midi

un peu d'eau chaude et des gâteaux enrhumés

 

J'ai l'impression d'être ridicule

avec les théories qu'ils assaisonnent

au goût de leurs besoins

de leurs passions

de leurs instincts ouverts la nuit

en forme de paillasson

 

J'ai l'impression d'être ridicule

parmi eux complice

parmi eux souteneur

parmi eux égorgeur

les mains effroyablement rouges

du sang de leur ci-vi-li-sa-tion

 

 

   2. - Réalité 
                                                                 (extrait de Pigments)
 
De n'avoir jusqu'ici rien fait
détruit
bâti
osé
à la manière
du Juif
du Jaune
Pour l'évasion organisée en masse
de l'infériorité
C'est en vain que je cherche
le creux d'une épaule
où cacher mon visage
ma honte
de
    la
       Ré
           a
              li
                té.

 

 3. - Limbe

                                                                   Pour Robert Romain
 
Rendez-les-moi mes poupées noires
qu'elles dissipent
l'image des catins blêmes
marchands d'amour qui s'en vont viennent
sur le boulevard de mon ennui
 
Rendez-les-moi mes poupées noires
qu'elles dissipent l'image sempiternelle
l'image hallucinante
des fantoches empilés fessus
dont le vent porte au nez
la misère miséricorde
 
Donnez-moi l'illusion que je n'aurai plus à contenter
le besoin étale
des miséricordes ronflant
sous l'inconscient dédain du monde
 
Rendez-les-moi nies poupées noires
que je joue avec elles
les jeux naïfs de mon instinct
resté à l'ombre de ses lois
recouvrés mon courage
mon audace
redevenu moi-même
nouveau moi-même
de ce que Hier j'étais
hier
   sans complexité
              hier
quand est venue l'heure du déracinement
 
Le sauront-ils jamais cette rancune de mon coeur
A l'œil de ma méfiance ouvert trop tard
ils ont cambriolé l'espace qui était le mien
la coutume
les jours
la vie
la chanson
le rythme
l'effort
le sentier
l'eau
la case
la terre enfumée grise
la sagesse
les mots
les palabres
les vieux
la cadence
les mains
la mesure
les mains
les piétinements
le sol
 
Rendez-les-moi mes poupées noires
mes poupées noires
poupées noires
noires
    noires.
 
4. - Blanchi
 
                                                          Pour Christiane et Alioune Diop
 
Se peut-il donc qu'ils osent
me traiter de blanchi
alors que tout en moi
aspire à n'être que nègre
autant que mon Afrique
qu'ils ont cambriolée
 
Blanchi
 
Abominable injure
qu'ils me paieront fort cher
quand mon Afrique
qu'ils ont cambriolée
voudra la paix la paix rien que
la paix
 
Blanchi
 
Ma haine grossit en marge
de leur scélératesse
en marge
des coups de fusil
en marge
des coups de roulis
des négriers
des cargaisons fétides de l'esclavage cruel
 
Blanchi
 
Ma haine grossiten marge
de la culture
en marge des théories
en marge des bavardages
dont on a cru devoir me bourrer au berceau
alors que tout en moi aspire à n'être que nègre
autant que mon Afrique qu'ils ont cambriolée.
 
                                                              
5. - Obsession

 
Un goût de sang me vient
un goût de sang me monte
m'irrite le nez
la gorge
les yeux
 
Un goût de sang me vient
un goût de sangm'emplit
le nez
la gorge
les yeux
 
un goût de sang me vient
âcrement vertical
pareil
à l'obsession païenne
des encensoirs.
 
6. - Hoquet

                                                           Pour Vashti et Mercer Cook
 
Et j'ai beau avaler sept gorgées d'eau
trois à quatre fois par vingt-quatre heures
me revient mon enfance
dans un hoquet secouant
mon instinct
tel le flic voyou
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m'en
 
Ma mère voulant d'un fils très bonne manière à table
les mains sur la table
le pain ne se coupe pas
le pain se rompt
le pain ne se gaspille pas
le pain de Dieu
le pain de la sueur dit front de votre Père
le pain du pain
 
Un os se mange avec mesure et discrétion
un estomac doit être sociable
et tout estomac sociable
se passe de rots
une fourchette n'est pas un cure-dents
défense de se moucher
au su
au vu de tout le monde
et puis tenez-vous droit
un nez bien élevé
ne balaye pas l'assiette
 
Et puis et puis et puis
au nom du Père
           du Fils
           du Saint-Esprit
à la fin de chaque repas
 
Et puis et puis
et puis désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m'en
Ma mère voulant d'un fils mémorandum
 
Si votre leçon d'histoire n'est pas sue
vous n'irez pas à la messe
dimanche
avec vos effets des dimanches
 
Cet enfant sera la honte de notre nom
cet enfant sera notre nom de Dieu
 
Taisez-vous Vous ai-je ou non dit qu'il vous fallait parler français
le français de France
le français du français
le français français
 
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m'en
 
Ma mère voulant d'un fils
fils de sa mère
 
Vous n'avez pas salué voisine
encore vos chaussures de sales
et que je vous y reprenne dans la rue
sur l'herbe ou la Savane
à l'ombre du Monument aux Morts
à jouer
à vous ébattre avec Untel
avec Untel qui n'a pas reçu le baptême
 
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m'en
Ma mère voulant d'un fils très do
très ré
très mi
très fa
très sol
très la
très si
très do
ré-mi-fa
sol-la-si
do
 
Il m'est revenu que vous n'étiez encore pas
à votre leçon de vi-o-lon
Un banjo
vous dites un banjo
comment dites-vous
un banjo
laissez donc ça aux nègres.
un banjo
Non monsieur
   vous saurez qu'on ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les mulâtres ne font pas ça
laissez donc ça aux nègres.
 
7. - Bientôt
 
Bientôt
je n'aurai pas que dansé
Bientôt
je n'aurai pas que chanté
Bientôt
je n'aurai pas que frotté
Bientôt
je n'aurai pas que trempé
Bientôt
je n'aurai pas que dansé
chanté
frotté
trempé
frotté
chanté
dansé
    Bientôt
 
8. - Ils sont venus ce soir
 
                                                            Pour Léopold-Sédar Senghor
 
 
Ils sont venus ce soir oùle
tam
   tam
         roulait de
                      rythme
                                   en rythme
                                                   la frénésie
des yeux
la frénésie des mains
la frénésie
des pieds de statues
DEPUIS
combien de MOI MOI MOI
sont morts
depuis qu'ils sont venus ce soir où le
tam
    tam
         roulait de
                       rythme
                                  en rythme
                                                 la frénésie
des yeux
la frénésie
des mains
la frénésie
des pieds de statues.
 
                                                              
                                                                      9. - Et caetera
 
                                                        Devant la menace allemande,
                                                     les Anciens Combattants Sénégalais
                                         adressent un câblogramme d'indéfectible attachement.
                                                                      (Les Journaux.)
 
Aux Anciens Combattants Sénégalais
aux Futurs Combattants Sénégalais
à tout ce que le Sénégal peut accoucher
de combattants sénégalais futurs anciens
de quoi-je-me-mêle futurs anciens
de mercenaires futurs anciens
de pensionnés
de galonnés
de décorés
de décavés
de grands blessés
de mutilés
de calcinés
de gangrenés
de gueules cassées
de bras coupés
d'intoxiqués
et patati et patata
et caetera futurs anciens
 
Moi
je leur dis merde
et d'autres choses encore
 
Moi je leur demande
de remiserles
coupe-coupe
les accès de sadisme
le sentiment
la sensation
de saletés
de malpropretés à faire
 
Moi je leur demande
de taire le besoin qu'ils ressentent
de piller
de voler
de violer
de souiller à nouveau les bords antiques du Rhin
 
Moi je leur demande
de commencer par envahir le Sénégal
 
Moi je leur demande
                             de foutre aux « Boches » la paix 

 

 

Léon-Gontran Damas(Pigments. Névralgies, 1972, éd. Présence Africaine)


Rédigé par Parole en Archipel de Thélyson Orélien

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