Le créole haïtien, une langue menacée ?

Publié le 27 Novembre 2012

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Le mois d’octobre a été sacré Mois de la langue et de la culture créoles à Montréal, au Canada. Ce qui coïncide paradoxalement au sommet de la francophonie à Kinshasa en République Démocratique du Congo. Des débats et des questions ont été soulevés et continuent à être soulevés autour de la langue créole. Des politiques linguistiques à une Révolution culturelle, nous avons jugé bon de les mettre en œuvre. Cependant, nous risquons de passer à côté de la question fondamentale, à savoir si le créole haïtien est menacé de disparition.


Nous sommes tous d’accord que les langues sont mortelles. Et d’après Claude Hagège, linguiste français, environ 25 langues meurent chaque année. Ce chiffre est alarmant voire inquiétant pour toutes les langues du monde. Les langues ne meurent  pas en raison de leur vieillesse, car il y a des langues qui ont vécu à peu près un siècle. C’est le cas du Gothique. La durée de vie moyenne d’une langue serait estimée à 3 500 ans environ. Cependant, seules les langues fortes parviennent à vivre plus de 4 000 ans. Par forte il faut entendre non pas une force qualitative mais quantitative. Une langue forte ou faible serait caractérisée par le nombre de locuteurs et par son expansion dans le monde.


Le créole haïtien est classé dans la liste des langues à protection assurée, en raison de ses millions de locuteurs. Toutefois, ce classement ferme les yeux sur des problèmes internes, culturels et pédagogiques. Ce qui ne veut pas dire que le créole soit une langue, à court terme,  en voie d’extinction, comme c’est le cas pour plusieurs d’autres langues. Mais, la protection du créole haïtien n’est pas si assurée qu’on le croit.

 

De la longévité des langues

 

Pour mieux comprendre l’état du créole haïtien, essayons de rappeler ce qui rend une langue vitale du point de vue théorique et de placer la langue créole dans son contexte. D’après les travaux du professeur Jacques Leclerc, ancien professeur à l’Université Laval, beaucoup de facteurs contribuent à la vitalité d’une langue. (La longévité étant naturellement dépendante de la vitalité). Ainsi, ce qui rend vital une langue n’est autre que le nombre ou la puissance de ses locuteurs (facteur démographique), l’état de la production, de la demande et de la richesse du pays (facteur économique), l’abondance de sa culture (facteur culturel), son armée (facteur militaire) et autres…


En quoi la taille de la population ou le taux de croissance naturel de la population affecte la vitalité d’une langue ?


Une langue est considérée comme morte quand elle n’est plus parlée ou quand son usage ne se fait plus dans la communication sociale. Il est tout à fait évident qu’à mesure que le nombre de locuteurs augmente, la probabilité pour que cette langue soit morte diminue (vice versa). C’est un critère de classement des langues en danger ou en voie d’extinction. Et c’est aussi le critère de la force (comme nous l’entendons dans cet article) d’une langue. Cependant, ce critère peut bien cacher une réalité macabre. Le créole haïtien, avec ses  millions de locuteurs et le taux de croissance naturel de la population avoisinant les 2 ‰ doit être surveillé. Les obstacles à l’interprétation de ces chiffres sont le système éducatif et l’éducation familiale des enfants. En Haïti, pays bilingue, le créole est vu comme la langue des illettrés, des sots, du peuple. Des sa rentrée à l’école l’Haïtien est forcé d’oublier, de négliger ou de renier sa langue maternelle. On se souvient des journées entières passées à genou ou des autres punitions que je n’ose citer ici pour avoir prononcé en classe un simple mot créole. C’est la conception du »tout ce qui est dit en créole est une bêtise. » Ainsi, le système éducatif fabrique, et souvent très mal, des ennemis du créole qui, plus tard refuseront de parler cette langue pour passer pour des intellectuels. Ce processus, parfois est mis en marche dès la naissance de l’enfant. Dans les classes moyennes et bourgeoises, les parents s’efforcent à ce que la langue maternelle des enfants soit le français. On peut facilement comprendre que c’est le peuple ou la masse qui sauvegarde notre patrimoine linguistique. Mais cette masse, enverra ses enfants à l’école. Ils passeront dans le moule du système éducatif et feront comme la classe moyenne, de telle sorte que la société se développe ou s’éduque au détriment du créole. La disparition du créole haïtien serait donc le coût d’opportunité du développement ; ce à quoi on renonce pour parvenir à ce développement.


Cette démonstration, si simple qu’elle soit, nous montre que paradoxalement  l’accroissement de la population ne saurait déboucher sur la longévité de la langue créole à long terme. Au contraire, il le tue.


Un second facteur de longévité de la langue est le facteur économique.


A mesure que la production, la demande domestique et la richesse des habitants d’un pays augmentent, il assure l’expansion et la longévité de sa langue maternelle. Si le pays accuse une bonne production et développe de nouveaux produits par le biais du progrès technique, les étrangers pourront être intéressés par ces produits pour leur consommation. Et ces produits auront une posologie ou un mode d’emploi (c’est selon) écrit dans la langue maternelle, n’ayant pas été développés initialement pour des étrangers. Il est donc fondamental à un étranger d’être attiré par cette langue en vue d’utiliser ou de consommer le produit. Ainsi, en vendant ce produit, le pays vend son patrimoine linguistique. C’est ce qui s’est passé aux Etats Unis, qui fait que l’anglais est une langue aussi puissante. Depuis les années 90, le progrès technique a joué en faveur de l’économie américaine, donc de la production et aussi de la langue anglaise. Et c’est le même schéma pour la demande domestique et la richesse mais dans le sens contraire. La demande domestique est intimement liée à la richesse des habitants dans le sens qu’elle doit être solvable pour être considérée comme telle. La demande est donc la volonté d’acquérir un produit mais aussi le pouvoir de l’acquérir. Si un pays a une forte demande (solvable), les produits étrangers risqueront d’être fabriqués pour lui, dans sa langue maternelle. Ainsi, les produits fabriqués en Chine portent l’empreinte du « Made in China », or la Chine n’est pas un pays anglophone. Pourquoi les marques déposées et le lieu de provenance des produits s’écrivent en Anglais fort souvent ?


Ce qui montre clairement que l’expansion de la langue, donc sa longévité, dépend d’un facteur économique.


Mais où en est Haïti et son créole ?


Le PIB réel (Production en volume) d’Haïti est relativement faible. Soit 9 956 millions de dollars US. Et notre capacité de développer de nouveaux produits est faible également car il n’y a jamais eu de politiques économiques valorisant le capital humain qui pourraient déboucher sur le progrès technique. Avec une faible demande et un revenu per capita d’1 dollar US par jour, nous ne parviendrons pas à charmer les producteurs étrangers. A-t-on jamais vu d’ordinateurs en créole !? C’est alarmant ! Car l’expansion linguistique est un jeu à somme nulle. Ce qui veut dire que quand une langue gagne du terrain, une autre en perd. Et la France l’a bien compris, en organisant son sommet en RDC… Heureusement qu’il n’y a pas que le facteur économique ; facteur qui nous fait grandement défaut.


Un autre facteur est le facteur culturel, qui pourrait ressembler au facteur économique, mais ici nous sommes dans la production du livre, cinématographique et dans l’alphabétisme… On est tous d’accord qu’une augmentation de la production littéraire, cinématographique et scientifique augmente la probabilité de tomber sur un chef-d’œuvre ou sur une étude d’une grande importance. Et cette œuvre, quand elle est écrite dans la langue maternelle, attirera les étrangers, même s’il y aurait des traducteurs, curieux de puiser dans les versions d’origine. Cela créerait un lien affectif avec la langue. Il arrive que des pays ou des langues possèdent un certain monopole de la production scientifique, comme c’est le cas pour l’anglais, car les Etats Unis ont à eux seuls publiés près de 300 000 livres en 2010 dans leur langue officielle.

 

La publication en créole en Haïti est faible. En Science ou dans les Universités les thèses ou mémoires sont écrits en français, et tous les livres de Science aussi. L’université assure la longévité de la langue française au détriment du créole et de toutes autres langues minoritaires.


De 1804 à 1950, on a recensé pas plus d’une trentaine de publications en créole sur 4312 livres publiés, selon Max Bissainte. Et de 1970 à 1975 on en avait déjà publié plus d’une trentaine. Le changement se fait sentir. Et on assiste aujourd’hui à une floraison de textes créoles. Toutefois, il y a relativement une forte publication en français. On peut citer quelques publications récentes en créole. Ce sont, pour la plupart, des recueils de poèmes des poètes qui militent pour le changement et la valorisation du créole : Aganmafwezay de Manno Ejèn, Pase m yon kou foli d’Euphèle Milcé, Epi oun jou konsa tèt pastè bab pati de Louis-Philippe Dalembert, Fas doub lanmὸ et Nan dans fanm de Bonel Auguste, toute la pléiade de recueils en créole de Georges Castera, Goyad Legede de Jeudinema, Souf douvanjou d’André Fouad, Lenglensou de Jean Watson Charles, Liminasyon d’Anderson Dovilas… Il y en a assez pour ne pas pouvoir les mentionner tous mais, ce n’est pas assez par rapport à cette floraison d’œuvres écrites en français.


Le dernier facteur est le facteur militaire. Toutefois, on ne va pas miser sur ce facteur, qui n’estt pas trop humaniste. Cependant, il faut rappeler que les conquêtes depuis l’Antiquité, les Croisades au Moyen Age et la colonisation étaient de sûrs moyens d’expansion de la langue. Aujourd’hui, on ne saurait penser à ces atrocités. Même si on y pensait, à quoi cela nous servirait-il ? Il n’existe pas d’armée en Haïti.


En substance, on a vu qu’Haïti ne satisfait pas aux critères d’expansion et de longévité de la langue. Le créole serait donc menacé de disparition à plus ou moins long terme.

 

Mais, comment meurent les langues ?

 

Il faut penser à cette question quand on s’aperçoit que le créole haïtien est sur le chemin de la mort.

 

De la mort des langues

 

La mort des langues est une conséquence de la prépondérance des autres langues. C’est-à-dire qu’à mesure qu’une langue s’étend, une autre ou des autres deviennent de plus en plus menacées. Une langue est menacée, selon Jacques Leclerc, « quand elle perd sont état d’expansion, quand elle perd ses fonctions de communication dans la vie sociale ». Comme on l’a vu plus haut, le créole haïtien n’a pas perdu son expansion, il l’a ratée. Il n’y a jamais eu, ici, de politiques linguistiques expansionnistes. Et la situation est grave. Il s’agit d’une mise à mort d’une langue, d’un linguicide, pour reprendre le mot de Claude Hagège. Et on commence à sentir les premiers signes de la mort de la langue. Le premier signe, pour le professeur Leclerc est « quand un peuple commence à ne plus utiliser sa langue, quand il l’abandonne pour la remplacer par une autre qu’il estime plus rentable ». Ainsi, nous sommes déjà entrés dans le processus de la mort de la langue créole.


Le créole haïtien risque de mourir par transition sans qu’aucunes politiques linguistiques du côté de l’Etat, des Universités, des écoles ne soient mises en place On reconnait le créole haïtien dans le schéma fait par Jacques Leclerc pour décrire cette forme de mort de la langue :

 

«  L’assimilation commence avec le bilinguisme systématique de l’Elite sociale pendant que la masse demeure unilingue. Les villes évoluent ensuite vers un bilinguisme grandissant, tandis que le bilinguisme gagne les zones rurales. Lors de la dernière étape, celles-ci passent massivement à l’unilinguisme tout en ne laissant subsister que quelques ilots de bilingues »

 

Et ensuite… Ensuite quoi ? C’est la mort de la langue !


Qui ne reconnait pas le créole haïtien dans ce schéma ? Dans quelques siècles ce processus pourrait arriver à sa fin et Haïti pourrait devenir un pays unilingue, parfaitement francophone, si nous n’envisageons aucune  politique  pour freiner ce malheur. On ne peut pas fêter le créole, les bras croisés, quand d’autres pays mènent des politiques agressives pour assurer la longévité de leur langue au détriment de notre patrimoine linguistique sans lequel nous n’existons point.

 

 

Webert CHARLES

 


 

Références :


Hagège, Claude, Halte à la mort des langues, Ed. Odile Jacob. 2001

Bissainte, Max, Dictionnaire de bibliographie haïtienne 1951

Leclerc, Jacques, Aménagement linguistique dans le monde, tlfq.ulaval.ca.

Mezilas, Glodel, La trajectoire du français et du créole en Haïti. www.tanbou.com

Perspective/Userbrook

Globometer.com

Rédigé par Parole en Archipel par Thélyson Orélien

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